XVIII

La moustache d’un Cantonais met le juge Ti en péril ; un renversement d’alliances internationales anéantit son enquête.

 

 

L’enseigne sous laquelle se tenait Tsiao Tai était celle d’une librairie. Pris d’une affreuse intuition, le juge Ti saisit son lieutenant au passage et entra dans la boutique.

La grande pièce carrée était garnie de rayonnages où l’on rangeait les ouvrages disponibles pour la copie. Ce fastidieux travail était accompli par des lettrés assis en tailleur autour de tables basses, pour la plupart des candidats qui avaient raté les examens mandarinaux, faute d’avoir pu s’offrir l’enseignement des meilleurs maîtres. Il y avait toujours, en Chine, de l’emploi pour un homme sachant rédiger. On ne pouvait mourir de faim tant qu’on avait une tête pour se rappeler les idéogrammes et une main pour tenir un pinceau.

Les scribes noircissaient de longues feuilles de papier de haut en bas et de gauche à droite. Elles étaient ensuite collées ensemble pour être enroulées autour d’un bâton. Les traités étaient divisés en chapitres séparés et numérotés. Il était d’usage de mesurer l’importance d’une bibliothèque non au nombre de titres, mais au nombre de rouleaux.

Tsiao Tai déclara que son maître, le directeur de la police, venait vérifier les commandes récentes. Le libraire leur présenta son registre. Ti lut ce qui y avait été inscrit en dernier : L’Art de la guerre, Traité militaire de Maître Wou, Code militaire du Grand Maréchal, L’Art du commandement, Les Trois Ordres stratégiques et Les Six Arcanes stratégiques.

Le pupitre se mit à danser devant les yeux du mandarin tandis que le sort promis au pauvre Lu Wenfu se rappelait à lui. La vision prémonitoire d’un directeur de la police décapité en place publique pour trahison lui donnait des vertiges. Après avoir fait un effort pour recouvrer son sang-froid, il demanda d’une voix presque impavide quelle était l’identité du commanditaire.

Le libraire compulsa son registre. Son index descendit le long de la dernière colonne d’idéogrammes.

— Un certain Li… Non, voilà : Ti Jen-tsie, de Canton. Un gros moustachu assez laid et très vulgaire.

Ti bondit vers la table la plus proche et arracha l’un des rouleaux des mains du copiste. Son tampon personnel figurait en effet sur la première page.

— Je suis Ti Jen-tsie, mandarin du troisième rang, deuxième catégorie ! cria-t-il au commerçant.

Celui-ci le dévisagea avec méfiance comme s’il vérifiait la concordance d’un laissez-passer.

— Vraiment ? Pourtant, vous ne lui ressemblez pas du tout.

Le propriétaire de la bibliothèque pillée chargea son lieutenant de confisquer les exemplaires subtilisés chez lui et exigea une description précise de l’imposteur.

Le client qui s’était présenté une heure plus tôt avait surpris le libraire tant par sa mise que par son accent.

— Il baragouinait notre belle langue ? supposa Ti, qui bouillait intérieurement.

— Pas du tout, seigneur directeur. Il s’exprime parfaitement bien, mais ses inflexions sont celles des gens du Sud. Rien d’étonnant, puisqu’il est de Canton.

Le libraire avait été alléché par la longueur de sa liste. Les livres étaient des objets coûteux, et ceux qui pouvaient se les offrir, pas très nombreux. En revanche, le contenu l’avait troublé. Il avait informé « M. Ti » que la reproduction de tels textes était soumise à autorisation, surtout quand il s’agissait de les remettre à des voyageurs.

« Rappelle-moi quelle est la punition pour la vente à des étrangers sans permis préalable ? avait-il demandé à son premier scribe.

— L’exil à trois mille li de la capitale », avait répondu son employé sans lever le nez de son parchemin.

Le client avait eu un petit rire poli. Il n’était pas un étranger et n’était pas non plus n’importe qui, comme l’attestait sa carte de visite. Il s’agissait de l’honorable mandarin Ti Jen-tsie, sous-archiviste adjoint à la préfecture de Canton.

« Sous-archiviste adjoint ! » répéta en lui-même le haut magistrat à la robe verte et aux joues rouges.

L’autre obstacle était que la librairie ne disposait pas de tous ces textes. Aussi « M. Ti », homme prévoyant, lui avait-il laissé les siens en dépôt.

— Ressemblait-il à un Wo ? demanda le juge.

— En aucune façon, seigneur ! répondit le libraire du tac au tac.

Le mandarin s’étonna qu’il fût si catégorique – savait-il seulement à quoi un Wo ressemblait ? De fait, le libraire ignorait ce qu’étaient les Wo, mais il savait de quoi les gens du Sud avaient l’air. La moustache broussailleuse et le costume étaient typiques. Il portait la robe courante dans cette région méridionale, trop large, trop verte, et ornée d’un nombre invraisemblable de pompons.

— Des boules de soie de haut en bas, vous savez…

Le libraire se plaignit amèrement de perdre une commande pour laquelle des arrhes avaient été déposées : qu’allait-il bien pouvoir dire à ce brave « M. Ti » ? Le mandarin dressa l’oreille.

— Je suppose qu’il vous a payé en pièces d’or du royaume de Koguryo ?

— Nullement, seigneur. Jamais je n’aurais accepté de la monnaie étrangère.

Le commerçant tira de sa manche une petite bourse où reposaient six magnifiques perles fines aux reflets roses.

Après une nouvelle traversée du marché au pas de course, Ti rattrapa enfin ses Wo devant une boutique d’esclaves domestiques à l’enseigne du « Bonheur de la ménagère ». Les visiteurs étaient bien au nombre de neuf, un chiffre inchangé depuis que leur spécialiste du yin et du yang recevait l’enseignement particulier prodigué au palais. Ils suivaient tranquillement le shilang, qui détaillait avec complaisance les merveilles de l’empire offertes à leur convoitise par des négociants affairés.

Le vice-ministre reprocha à Ti de ne pas leur avoir encore fait admirer les beautés de l’architecture impériale. Il avait été convenu qu’on les emmènerait dès le lendemain voir de somptueux bâtiments, à commencer par les fortifications de la capitale, la forteresse du Nid-des-Aigles et le poste militaire de Frappe efficiente. Ti nota que leur intérêt pour l’art de la construction allait aux bâtiments défensifs.

Lu Wenfu marchait entre deux gardes, la tête basse et les mains liées. Ti décida de jouer son va-tout. Il se planta devant l’accusé et lui posa la question décisive :

— Répondez-moi, Lu ! Vous êtes-vous abaissé à toucher de l’argent coréen ?

— Non ! s’écria le secrétaire, dans ce qui ressemblait moins à un mot qu’à un gémissement.

Le magistrat se tourna vers le vice-ministre.

— Ne venons-nous pas d’entendre une protestation d’innocence empreinte d’un indéniable accent de vérité ? Je supplie Votre Excellence de surseoir à l’inculpation pendant vingt-quatre heures. Je me fais fort de démontrer, d’ici là, que tout cela n’est qu’un malentendu.

Il plut au shilang de faire acte de clémence devant la délégation. Ti comprit cependant, à l’expression du haut fonctionnaire, qu’il avait intérêt à tenir sa promesse, ou bien il y aurait de l’inculpation pour plus d’un mandarin.

Madame Deuxième, la plus enrobée et la moins sophistiquée de ses trois compagnes, était en train de coudre des breloques porte-bonheur sur la tenue de noces de leur fils. Ces amulettes lui assureraient le bonheur conjugal et, surtout, elles favoriseraient le bon caractère de sa promise – on se retrouve si souvent marié à un conjoint cassant et autoritaire !

Elle était vêtue d’une robe rose d’une coupe inhabituelle dans les régions du Nord. Ti se frappa le front en se reprochant sa lenteur d’esprit. Cela s’appelait « avoir des yeux et ne pas reconnaître le mont Taishan ».

— N’avez-vous pas la même robe en vert ?

Elle lui sourit, surprise et heureuse qu’il eût remarqué sa toilette.

— Si fait. Je trouve ces pompons très seyants.

Le doute n’était plus permis. Les traîtres Wo s’étaient servis dans les coffres à habits de ses épouses pour se fabriquer une tenue de Cantonais. Qui avaient-ils pu envoyer commander ces livres à leur place ? Aucun d’eux ne parlait assez bien le chinois pour s’être fait passer pour un sujet de Sa Majesté, même originaire du Sud. Or Ti ne voyait personne dans leur entourage qui s’exprimât avec un tel accent.

Tout en cousant, madame Deuxième songeait aux curieux noms de leurs invités.

— Ils me font penser à ce proverbe, vous savez, pour dire qu’on fait mine de s’en prendre à quelqu’un alors qu’on vise en réalité quelqu’un d’autre : « Désigner la citrouille pour insulter la calebasse ».

Ti la contempla avec stupéfaction. Il la trouvait géniale.

— Vos réflexions sont aussi merveilleuses que votre robe du Sud.

— Oh, je fais ce que je peux avec nos vieux chiffons, répondit-elle avec une pointe d’acidité.

Ti se garda de relever l’allusion, peu désireux de s’engager dans une conversation sur le sujet de leurs dépenses domestiques.

— Au fait, votre M. Chou, là, reprit madame Deuxième, c’est une femme.

Visiteur numéro neuf n’avait pu dissimuler son véritable sexe dans l’intimité des dames de la maison.

Elles l’avaient surpris à essayer leurs robes et leurs produits de maquillage.

— Je connais des hommes qui se maquillent, objecta Ti. Les comédiens, certains eunuques, les vieux courtisans…

— Je ne pense pas que les vieux courtisans se bandent les seins, ni qu’ils urinent en position assise, précisa madame Deuxième avant de mordre son fil. Au reste, ses compagnons sont au courant. Quand vous n’êtes pas là, ils la traitent avec le plus grand respect. J’aimerais bien que nos Chinois aient autant d’égards pour les personnes du yin ! Il n’y a pas que du mauvais, chez ces sauvages, en fin de compte.

Une nouvelle fois, Ti laissa glisser l’allusion. Une autre question l’occupait désormais : qui était M. Chou ?

— Si je pouvais l’observer sans être vu…, marmonna-t-il dans sa barbe.

— Oh, mais il y a un moyen très simple, déclara sa Deuxième. Nos enfants sont fascinés par l’étrangeté de nos hôtes. Ils ont établi un poste d’observation très commode, dans le vestibule. Seulement, je ne sais pas si ce sera de la dignité de Votre Excellence…

Bien que le système agencé par sa progéniture fût en effet très loin de convenir à sa dignité, le juge Ti se trouva bientôt en équilibre précaire sur un trépied posé sur un coffre à vaisselle. Ainsi juché, il atteignait la bonne hauteur pour glisser un œil dans la pièce attenante, grâce à un trou qu’un doigt indiscret avait ménagé dans la fine paroi de séparation.

Assis sur ses talons, M. (ou Mme) Chou était plongé(e) dans la lecture d’un texte dont les illustrations suggéraient qu’il n’était pas destiné aux dames. Cette entorse à la chasteté supposait qu’il(elle) ne s’était pas voué(e) au Bouddha ni, sans doute, à aucune autre divinité connue de Ti. Si ses compagnons le(la) traitaient en personnage supérieur sans qu’il(elle) fût un(e) prêtre(sse), il(elle) devait être de très haute naissance.

Ti en était là de ses cogitations quand l’un des pieds du tabouret glissa du coffre. Le mandarin chut avec un grondement d’éruption volcanique. Quand il se releva en se massant le bas du dos, M. (Mme) Chou contemplait les dégâts, debout dans l’encadrement de la porte. Son regard monta jusqu’au trou percé dans la paroi, puis redescendit sur son hôte, qui rougit sous sa barbe. Ti ne vit qu’une seule façon de ne pas perdre la face : il se prosterna comme on le fait devant un être d’un rang très supérieur à soi-même.

— Ma modeste demeure est infiniment honorée de recevoir une personne telle que vous.

La dame des Wo comprit immédiatement ce qu’il voulait dire. Après l’avoir invité à se relever d’une voix qui n’avait plus rien de masculin, elle ôta son bonnet d’un geste gracieux et dénoua son chignon. Ses longs cheveux noirs se répandirent en pluie sur ses épaules et dans son dos. Ti n’avait plus devant lui un élève en arts décoratifs chétif et efféminé, mais bien une femme d’environ trente ans à l’expression un peu triste.

M. Courge entra à son tour, passa devant le juge comme si de rien n’était et vint s’incliner très bas devant « dame Chou » en murmurant quelques mots dans leur langue pleine de a et de i accommodés à toutes les sauces. Quand elle lui eut répondu, le spécialiste des belles lettres s’inclina de nouveau et s’adressa à leur hôte dans un chinois parfait, quoique teinté d’une pointe d’accent méridional.

— Ma maîtresse tient à vous remercier de l’avoir accueillie au sein de votre famille. Jamais auparavant elle n’avait connu la tranquillité d’une vie domestique sans périls, sans menaces ni intrigues.

« Sans intrigues » parut tout à fait exagéré au magistrat. Sa maison s’était changée en nid de comploteurs dès leur arrivée. Il voulait bien croire, cependant, qu’elle s’y sentait plus en sécurité que dans les châteaux de son archipel.

« Dame Chou » donna un ordre bref, et M. Courge reprit son discours.

— Je vous présente dame Toochi, fille de la princesse Nukada no Okimi, elle-même fille du prince Kagami. Elle fut la grand épouse impériale du trente-neuvième empereur des Wa, son cousin, dont le règne fut hélas abrégé au bout de quelques mois.

— Et elle est la fille de Temmu, l’empereur régnant des Wo, compléta le juge Ti. Pardonnez-moi, madame, mais ne m’a-t-on pas dit que vous vous étiez retirée dans un monastère ?

Dame Toochi poussa un profond soupir. M. Courge se chargea de relater les conditions rocambolesques qui avaient présidé à sa survie. Depuis le coup d’État, la nouvelle impératrice, dame Unonosarara, avait entrepris de dégager la voie qui permettrait à son propre fils de monter un jour sur le trône. L’usage était de prier les épouses des princes déchus de se suicider. Dame Toochi avait pu différer un moment en sa qualité de fille de Temmu, mais ce privilège ne pouvait avoir qu’un temps.

Ti vit que le cours des choses allait dans le même sens des deux côtés de la mer Jaune.

— Ainsi, quitte à vous suicider, vous avez choisi de venir en Chine, conclut-il.

Elle avait prétendu qu’une déesse, apparue en rêve, lui ordonnait de se rendre dans un lieu saint. Cet endroit était sous la direction d’une de ses sœurs. Trois jours après son arrivée, l’abbesse avait informé la Cour que les dieux avaient rappelé dame Toochi auprès d’eux. Au même moment, les navires de la délégation diplomatique jouaient leur destin au gré des vents marins.

Dame Toochi désigna les objets qui l’entouraient :

— Ici belles fleurs pour bouquets, beaux tissus, beaucoup travail.

Elle était plutôt grande, solidement bâtie, indéniablement intelligente et volontaire. À une époque déjà lointaine, elle avait été choisie pour transmettre ces qualités aux futurs héritiers du trône. Rien de tout cela ne s’était réalisé.

Ti dit qu’il ne comprenait pas qu’une impératrice, même détrônée, ait pu accepter de se rabaisser jusqu’à s’habiller en homme du peuple. M. Courge répondit sans prendre la peine de consulter sa maîtresse :

— Nous sommes des Wa. Même l’impératrice.

La curiosité du mandarin n’était pas satisfaite. Toute réponse entraînait une nouvelle question. Celle qui l’occupait maintenant était : qui étaient véritablement ces visiteurs qui avaient parmi eux une souveraine déchue ?

Celle-ci se lança dans un long discours d’au moins cent syllabes – ce qui aurait fait à peu près autant de mots en chinois, mais n’en représentait peut-être pas vingt dans la langue des Wo. Ti ne put se tromper sur le sens de ses inflexions : elle le suppliait.

— Dame Toochi vous prie de ne pas lui poser de questions, traduisit M. Courge dans une version certainement très abrégée. Elle ne peut compromettre notre mission, elle perdrait l’estime d’elle-même.

Comme les préceptes confucéens interdisaient au magistrat d’indisposer une personne d’un rang plus élevé que le sien, il allait comme toujours devoir s’en remettre à ses facultés de déduction et d’observation.

M. Courge le raccompagna poliment vers la sortie. Ti eut la conviction d’être en présence du fameux amateur de livres de Canton qui se faisait appeler « Ti Jen-tsie ».

— Vous ignorez peut-être que le commerce interdit est assimilé à du vol, le prévint-il. Vos marchandises seront confisquées.

— Nous sommes certains que le si grand magistrat que vous êtes saura trouver une solution qui conviendra à tout le monde, répondit M. Courge avant de refermer la porte.

Le mandarin continua de contempler le battant de bois ouvragé comme s’il avait subitement perdu l’usage de ses jambes. Le message était clair et, surtout, exact. Il était trop compromis pour s’en sortir après leur chute. Lui, sa maisonnée et les petits sournois qu’il hébergeait voguaient sur le même navire.

Il commençait à soupçonner une vaste imposture. Peut-être ne s’agissait-il même pas d’une authentique ambassade. Peut-être ces Wo étaient-ils des transfuges qui avaient fui leur pays après avoir pris la place des diplomates. Mais, dans ce cas, que cherchaient-ils ? Quel était leur objectif réel ? Et surtout : dans quel bourbier s’était-il fourré ?

S’il voulait avoir une chance de se disculper et de sauver Lu Wenfu, il devait absolument prouver leur culpabilité.

« Désigner la citrouille pour insulter la calebasse », avait dit madame Deuxième. Les Wo avaient attiré l’attention sur le secrétaire Lu afin d’écarter le juge Ti et de troubler le shilang. Ce dernier ne s’était pas rendu compte que M. Courge leur faussait compagnie pour aller passer sa commande de livres sous son déguisement de Cantonais. S’il obtenait la preuve de leur duplicité, Ti aurait fait un grand pas vers la sauvegarde de son clan.

Il alla fouiller dans les coffres de sa Deuxième et y découvrit la fameuse robe verte à pompons. Il s’en revêtit et l’assortit d’une paire de bottes en buffle des rizières du Sud qu’il possédait.

Déterminé à débusquer des témoins et des informations utiles, Ti fit le tour complet des commerces situés aux alentours de la librairie ; mais il le fit incognito, car il n’appartenait pas à un directeur de la police de mener des enquêtes de terrain. Pour se donner une raison d’être là, il achetait çà et là des gâteaux et des sucreries. Hélas, hormis le libraire, nul n’avait vu de moustachu vêtu comme lui et chargé d’un sac de livres ; les friandises s’accumulaient dans un paquet de plus en plus encombrant.

Son obsession pour les moustaches fournies fit le tour du marché plus vite que lui. Après avoir fait chou blanc dans une taverne, il s’approcha d’un étal de beignets dont le propriétaire surveillait du coin de l’œil une bande de gamins alléchés.

— Vous n’auriez pas remarqué… ? commença Ti.

— Un type du Sud avec une moustache et un grand sac ? Hélas non, mon bon seigneur. Une galette de froment ?

— Mais nous, si, affirma l’un des enfants qui lorgnaient le paquet aux sucreries.

Ti le leur remit et les invita à lui révéler ce qu’ils savaient.

— En fait, il n’avait pas de moustache, reprit le garçon en crachant des miettes de mangue frite. Mais il avait bien un grand sac et une robe verte comme la vôtre.

Ils l’avaient vu entrer dans la taverne d’où Ti sortait à l’instant. Le mandarin ne regretta pas ses largesses.

— Encore vous ! lui lança le tenancier de l’établissement. Je vous ai dit que ce type à moustache n’était pas de mes clients !

— Oubliez la moustache.

Il répéta la description établie par les enfants.

— Oh, celui-là… Il s’est arrêté ici pour changer de vêtements. Il avait un problème de bottes. Moi, je dis que les seules bonnes chaussures sont celles qu’on fait coudre sur mesure. Je me demande ce que vous pourrez tirer de ça.

Ti était décidé à en tirer énormément. Il entreprit de visiter un à un les cordonniers du hang voisin. L’un d’eux reconnut avoir réparé ce jour même une paire de bottes du Sud en bon cuir.

— Comme les vôtres, tenez.

Ti avisa les semelles disposées autour de lui. Le vieil homme avait l’habitude de les marquer à la craie d’un dessin en forme d’étoile. Le mandarin s’assit et se déchaussa.

Ses semelles portaient une étoile.

Ti rentra chez lui en tenant ses bottes à la main pour ne pas risquer d’effacer la preuve. Il avait dû acquérir une paire de souliers neufs qui lui faisaient mal aux pieds – sa douleur et ses ampoules seraient portées au compte lourdement chargé du délinquant en robe à nœuds.

Il se rappela l’incident causé par M. Champignon-noir, surpris dans une caserne pendant qu’on leur prodiguait une leçon de taoïsme au sanctuaire du père de Lao Tseu. Il savait désormais qu’il avait été dupé. Restait à établir l’étendue des dégâts.

Les Wo étaient à leurs leçons en ville. Ti alla droit à leurs appartements. Du premier coffre à habits qu’il retourna tomba l’un de ces feuillets sur lesquels ils notaient leurs impressions. Il était rempli de croquis détaillés où figuraient des arbalètes à plusieurs coups, des pièges constitués de grilles hérissées de pointes, des chars à chevaux blindés, et d’autres, dotés de piques offensives. Il y avait là, à n’en pas douter, tout ce qu’on pouvait voir à la caserne de la Divine Stratégie. Suivaient des commentaires de M. Piment, l’artisan, sur la manière de forger ces objets.

— Ahum, fit une voix dans son dos.

Son Excellence Calebasse se tenait sur le seuil, avec la mine d’une personne gênée d’avoir vu ce qu’elle n’aurait pas dû voir, mais incapable de faire comme si elle n’avait rien vu.

Ti se leva et lui montra ce qu’il tenait à la main. Il disposait désormais d’assez de témoignages pour établir qu’ils avaient passé commande de livres interdits et s’étaient livrés à l’espionnage. L’honneur de l’ambassadeur exigeait qu’il disculpât Lu Wenfu, quitte à fournir à l’administration n’importe quelle explication acceptable.

— Vous direz que vous avez pris les manches du secrétaire Lu pour les vôtres.

— Moi pas hasarder importante mission ! se défendit Visiteur numéro un.

Ti sentit que la colère n’était pas loin d’avoir raison de sa courtoisie confucéenne. Il saisit le récalcitrant par son habit et l’entraîna de force vers le porche.

— Voyons comment la Cour prendra vos lâchers d’or coréen dans nos latrines !

S’il ne voulait pas collaborer, on pouvait encore le faire accuser par les diplomates de la péninsule : c’était forcément de leurs coffres que provenaient ces pièces. Ti le jeta dans une chaise à porteurs et ordonna qu’on les conduisît à l’enclos des barbares. Les diplomates seraient ravis de coopérer : ils détestaient les Wo.

En réalité, la coopération était loin d’être acquise.

Certes, le représentant de Koguryo, qu’ils rencontrèrent tout d’abord, se montra encourageant :

— Ces chiens n’ont pas eu besoin de nous voler ici, seigneur directeur. Notre or est entre leurs mains depuis longtemps ! Ils l’ont emporté lorsqu’ils ont évacué notre pays, chassés par les glorieuses armées de votre bienveillant souverain !

Un cri incongru interrompit ces déclarations pleines d’intérêt :

— Mon cher M. Calebasse ! Quelle joie !

Du plus loin qu’il le vit, l’ambassadeur de Silla ouvrit des bras fraternels à son collègue du Dongyang. Il l’embrassa comme si cet homme venait de lui donner sa sœur de quinze ans pour concubine. Ti espéra que cette étonnante réconciliation n’allait pas se faire sur son dos. Pour l’heure, elle se faisait sur celui des deux autres royaumes, dont les émissaires dardaient des yeux furibonds sur le duo.

Silla venait d’avertir son émissaire d’un renversement d’alliances qui changeait tout. Deux ans plus tôt, ce royaume avait profité du retrait des Wo pour mettre la main sur de vastes territoires. Comme cela déplaisait aux Tang, l’empereur Temmu avait décidé de renouer avec Silla, dont l’ambassadeur était désormais fâché avec ses anciens compères.

— N’écoutez pas les discours de ces mauvaises langues, enjoignit l’émissaire de Silla au mandarin. Pour une phrase mensongère contre mon cher ami, j’en dirai trois pour sa défense, moi !

« Tout aussi mensongères, sans doute », compléta le juge Ti.

L’homme de Silla ne se lassait pas de cajoler M. Calebasse.

— Je suis heureux de voir nos différends aplanis. Il est si naturel que deux voisins comme nous soient intimement liés !

Ti comprit tout aussi « naturellement » qu’il n’avait aucune chance d’obtenir un témoignage qui mettrait en péril une si belle amitié.

Une seule solution s’ouvrait à lui pour sauver Lu Wenfu. Il ordonna à un garde de raccompagner M. Calebasse et se rendit à la prison, toute proche, où l’on gardait les prisonniers importants.

Elle était équipée d’une série de cages en bambou posées les unes à côté des autres dans une vaste salle non chauffée. C’était, en cette saison, un véritable supplice, car on pouvait à peine s’y mouvoir et, donc, on y gelait sur pied. Cette installation était d’un excellent rapport pour l’État, à qui elle épargnait des frais de torture, et même le coût d’un jugement en cas de décès. La condamnation et la sanction qui s’ensuivait, coups de bâton ou exil dans les mines, étaient un soulagement pour les détenus.

M. Lu se leva à l’approche du magistrat. Courbé par l’exiguïté, les mains crispées sur les barreaux, il avait tout d’un homme détruit, ravagé par l’angoisse. Il ne comprenait rien à ce qui lui était arrivé.

— Voilà ce que vous allez dire pour votre défense, lui indiqua le mandarin : vous accuserez les Wo d’avoir voulu détourner l’attention du shilang. J’ai des témoins autant qu’on en voudra.

Le secrétaire demanda pourquoi ces drôles de petits barbares incultes se seraient livrés à pareille manipulation. Ti lui résuma l’histoire des livres qu’ils avaient donnés à copier.

Dans la lueur de la lanterne, il vit toute trace de lassitude s’effacer du visage du prisonnier. Lu Wenfu s’assit, son regard reprit sa netteté, il était redevenu le brillant employé du bureau des Hôtes impériaux. Il parvint même, en dépit du peu de place, à exécuter un ko-teou parfait devant le directeur de la police.

— Votre Excellence me sauve la vie. Je ne l’oublierai pas. Je n’oublie jamais rien.

Sur le chemin du retour, Ti se demanda ce que Lu avait bien pu vouloir dire par là.

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